Quand j'étais tout gamin, chez mes grand-parents,
il y avait dans les sous-sols de leur maison -- un de ces vieux
immeubles d'avant-guerre avec des balcons et des tourelles – non
pas un dragon ou une distillerie clandestine, mais l'imprimerie
familiale.
J'adorais m'échapper pour y descendre, les yeux grands ouverts,
regarder travailler les ouvriers de mon grand-père, admirer
l'activité des presses à platine...
Des machines noires, qui sentaient l’encre et l’huile de
machine, qui forgeaient page après page les livres que mon
grand-père éditait… Fascinant, mais on me le répétait sans
cesse, dangereux aussi, et je ne devais en aucun cas me promener dans
les allées de l’imprimerie.
Dans un coin, il y avait d’ailleurs la créature la plus
dangereuse, une linotype, un paon de métal qui crachait du plomb
fondu et mangeait les doigts de ses gardiens comme de mon grand-père.
Mais on ne me laissait pas approcher de cette créature, bien trop
féroce elle était !
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Quand j’étais tout gamin, chez mes grand-parents il
y avait aussi une vieille
machine à écrire. Une Hermès. Je ne sais quel modèle, l’engin
s’est perdu au fil des déménagements.
Je visualise encore très bien la machine. Noire, des touches
rondes, un mécanisme articulant chaque lettre du doigt au marteau,
du marteau au papier, du mot au papier.
Son métal vernis de noir luisait à la lumière de la lampe de
bureau -- modèle classique de héron de métal et de ressorts – et
lorsqu'il faisait nuit, sa carcasse reflétait les lumières des
trains qui passaient devant la fenêtre.
Cette machine là, j'y avais accès. Dans ma tête, c'était un
peu pareil, c'était une machine avec un clavier, comme une
linotype... J'allais faire un livre ! Et mon grand-papa serait
fier !
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Et donc, debout sur le fauteuil à
roulettes j’étais parvenu à
introduire une feuille dans la machine. Agenouillé
sur le bord du bureau je
remis le chariot en position, ding !
Puis, prudemment, les yeux brillants, je redescendis de mon
perchoir, laissant les hauteurs de la table sous la surveillance du
héron de métal et de ressorts.
Comme des petites pattes, les marteaux attendaient un geste, une
pression vigoureuse sur leurs touches.
Un index bien trop petit vint appuyer timidement sur une touche,
un marteau suivit le mouvement.
Mais pour imprimer une lettre sur le papier, il faut tout de même
y mettre de l'énergie.
Tac. Rien.
Tac ! Le marteau frappa délicatement le ruban,
laissant sur la page l'ombre d'une lettre (un 'z')
TAC ! La lettre s'imprima, nettement. Ok. J'ai dû
prendre un air déterminé, il allait falloir y mettre de la force.
Déterminé !
TAC ! Un 'a'.
TAC ! Un 'g'.
TAC !
Un 'v'.
Le travail avançait bien. C'était chouette.
Entre les touches il y avait juste la place. Juste la place d'y
coincer une petite main d'enfant, même s'il faut forcer un peu.
Et zip ! Le faux mouvement ! L'index rata la touche,
passa dans l'interstice...
Ah. Surpris. Je tirai sur le doigt pour le retirer. Coincé.
Incrédule. Tirai encore. Non, rien à faire, coincé. Pincé même,
et ça commençait à faire mal.
Les larmes ont du me venir aux yeux à ce moment-là. Dans ma
tête, j'allais perdre le doigt ! Comme mon grand-papa ! Ou
alors la main ! Peut-être même le bras tout entier !
Un geignement se fait entendre, l'enfant essaie de sortir sa
main du clavier, mais rien à faire, c'est coincé. Le gamin commence
de pleurer, sa grand-mère alertée vient voir ce qui se passe, saisi
la situation d'un seul regard. Efficace et pragmatique, attrape la
main de l'enfant et avec fermeté extrait le doigt pincé dans le
clavier. Puis souffle gentiment sur l’appendice menacé.
Pffffffffffh...
« Voilà. Ça ne fait plus mal n'est-ce pas ? »